Padana City (Nordest – 2005) de Massimo Carlotto & Marco Videtta, traduit de l’italien par Laurent Lombard. Editions Métailié – 2008.
Un soir, à quelques jours de son mariage, Francesco Visentin, jeune avocat rejeton d’une riche famille locale et destiné à une brillante carrière, se rend chez sa fiancée Giovanna et la trouve morte dans sa baignoire. Très vite, la police conclue à un meurtre. Francesco apprend ensuite d’une amie de Giovanna, Carla, que sa fiancée avait un amant avec qui elle avait décidé de rompre et de venir tout lui raconter. Francesco soupçonne d’abord Filippo Calchi Renier, son ex-ami d’enfance, artiste dilettante fils d’une riche comtesse, avant d’être rapidement convaincu que l’amant de Giovanna était un autre homme. Il se met alors à enquêter parallèlement à la police et découvre que cet assassinat pourrait avoir un rapport avec les recherches que Giovanna menait sur l’incendie de l’entreprise de son père, disparu depuis des années, et pour lequel il fut condamné.
Pour qui a aimé les romans de Massimo Carlotto, son tranchant, les analyses fouillées et complexes de ses personnages ou l’acuité de son regard sur la société italienne, ce Padana City constitue un désappointement, tant tout y est superficiellement traité. Si l’on peut apprécier l’intention de ce roman –qui, partant d’un crime apparemment passionnel, va élargir son champ vers la dénonciation des comportements népotiques, cyniques, vénaux, immoraux et autocratiques des grandes familles du nord-est de l’Italie, dirigeants de l’industrie et autres puissants notables–, pour ce qui est de la forme, malheureusement, l’impression laissée est plus proche du synopsis d’un film à venir que d’un réel roman. Il y a à la fois trop et pas assez; une grande surface couverte, mais de peu d’épaisseur.
Ce sera principalement à travers le personnage de Francesco que le lecteur va suivre cette intrigue. Un temps soupçonné du meurtre de sa fiancée mais très vite blanchi, ce fils de très bonne famille à qui est promise la succession du cabinet d’avocats de son père –à la clientèle composée de riches dirigeants d’entreprises-, d’abord accablé et incrédule devant les révélations de Carla (on le serait à moins!), va pourtant très rapidement remonter la pente (!) pour mener son enquête. Les auteurs nous ont concocté-là un héros de bien peu d’épaisseur, du genre fadasse bellâtre fortuné, qui n’attire en rien ni la sympathie, ni l’empathie. Et, disons-le d’emblée, parvenant évidemment à découvrir le fin mot de l’histoire, il se verra au bout du compte confronté au dilemme de mettre en balance la vérité et sa carrière future (original, non?!), devant pour se faire affronter son surmoi paternel et "tuer l’image du père" (freudisme de comptoir)... Bâillement.
A propos de freudisme du café du commerce, voici Filippo, l’ex-ami de Francesco, fils de la riche comtesse Calchi Renier. On a avec ce personnage une quasi caricature du fils de bonne famille dévoyé: dépressif mais artiste, ce sculpteur en chambre à l’œuvre unique -une sculpture de femme (la Femme!) pour laquelle sa mère sert de modèle(!)-, est bien sûr étouffé par ladite mère, génitrice castratrice. Mais grâce à un transfert (dans l’acception freudienne du terme) sur ladite sculpture, Filippo parviendra à s’extraire de son emprise... Freudisme de bazar, deuxième! Et nouveau bâillement. De plus, si ce personnage présente en début de roman quelque utilité pour l’intrigue en tant que suspect potentiel du meurtre, il est lui aussi bien vite disculpé, et pourtant on aura droit de-ci de-là, jusqu’au bout du livre, à quelques paragraphes consacrés à ses relations pour le moins ambiguës avec sa mère dont l’intérêt m’échappe encore...
Dans le même esprit "Freud Pour Les Nuls", on pourra encore ajouter un petit coup de "retour du refoulé" avec la réapparition du père de Giovanna, brave homme que tous croyaient disparu et qui fût... oui, oui, c’est bien ça... condamné à tort pour l’incendie volontaire de sa société pour toucher l’assurance...
Dominant/écrasant les deux figures de fils, il y a donc celle du père de Francesco, Antonio Visentin, ce notable veuf encore bel homme respecté et salué par tous, et celle de la mère de Filippo, Selvaggia Calchi Renier, femme de basse extraction devenue richissime par un heureux mariage, vénéneuse veuve à poigne dominatrice et hautaine, elle aussi évidemment "bien conservée". Ces personnages brossés à traits plutôt grossiers sont les maîtres du coin, dirigeants de la très puissante Fondation Torrefranchi qui investit dans les entreprises les plus florissantes de la région.
Autour de ceux-là, les auteurs ont accumulé une foultitude d’autres personnages plus ou moins –plutôt moins que plus- élaborés: il y a Carla, l’amie de Giovanna qui, d’abord hostile à Francesco, fera ensuite rapidement cause commune avec lui (original, ça!) pour aller au terme de cette enquête. Il y a Giacomo Zuglio, banquier usurier combinard nouveau riche impliqué dans l’incendie de l’entreprise du père de Giovanna. Et voici maintenant le journaliste de la télé locale, veule et plutôt stupide, totalement soumis aux pressions des actionnaires possédant le média qui l’emploie (actionnaires dont le plus important est... oui, oui, vous l’avez deviné... la fondation dirigée par le père de Francesco et de la mère de Filippo). Et puis un fou sans nom, clochard braillant dans les rues qui semble connaître la vérité sur l’histoire du père de Giovanna mais qui n’aura strictement aucun rôle à jouer dans le déroulement de l’intrigue (quant à l’absolument inédite idée du simple d’esprit qui connaît la vérité... inutile de s’étendre...). Et il y a encore une bande de loubards en 4X4 qui agressent et dévalisent des vieillards la nuit dans leurs maisons mais qui connaîtront les foudres de la justice divine (enfin, en l’occurrence, celles de la circulation automobile), hormis l’un d’eux, survivant qui, justement, apparaissait en compagnie de Giovanna sur une photo découverte par Francesco (heureuse coïncidence!) et à propos duquel notre enquêteur en herbe découvrira que... bon sang, incroyable!... et qui, repentant, avouera que... non ?! Mais ce n’est pas tout: il y a encore le tueur de la mafia roumaine, l’autre ami d’enfance de Francesco prête-nom arrogant pour le compte de la fondation, quelques mères alcooliques et/ou quasi-autistes, le flic intègre –mais moyennement efficace- qui enquête pour un juge lui plutôt réceptif aux pressions des puissants... Ajoutez à cela une pincée de racisme avec chasse à l’immigré, un rien de manipulation par les médias... Stop! Assez!
On est en fait proche du fatras, de l’agrégat de clichés mille fois lus et vus où l’accumulation fait office de profondeur, la plupart de tout cela enrobant inutilement le fond de l’histoire, la dénonciation de gros industriels s’acoquinant avec la mafia pour se débarrasser de leurs déchets toxiques. Euh... tant qu’à faire, on y mettra en plus un p’tit coup de délocalisation vers les pays de l’est, tiens!
Ajoutant encore à ce côté "ça part tous azimuts", le roman alterne passages à la première personne du singulier -la narration étant alors faite par Francesco-, et passages à l’impersonnelle troisième personne -ceux dont est absent Francesco-, ce qui donne un sentiment de discontinuité et l’impression que les auteurs n’ont pas su comment s’y prendre pour révéler certains éléments de l’histoire en s’en tenant à un narrateur unique. A moins que cela ne reflète simplement la façon dont ils se sont répartis le travail d’écriture?
Pour en venir à l’aspect polar, ce roman est aussi un whodunit. Malheureusement, quiconque pratique le jeu du "Voyons voir, quel est le personnage sur lequel pèse le moins de soupçons?" n’aura nul besoin d’attendre que les auteurs livrent, à la fin, l’identité de l’assassin de Giovanna, l’ayant découvert par lui-même bien avant d’atteindre la moitié du roman.
Finalement, cette chronique est celle d’une attente déçue; et partant d’une sévérité sans doute excessive. L’intention des auteurs d’ancrer un polar dans la réalité des dérives capitalistes et des accointances mafieuses des riches industriels du nord de l’Italie est louable et il y avait-là matière à un excellent roman noir qui aurait dresser un tableau effrayant et désolant d’une région d’Europe, comme le laisse espérer le prometteur premier chapitre... si ce livre avait été épuré de ses intrigues secondaires sans intérêt et débarrassé de ses scories psychologisantes pour se concentrer plus en profondeur sur le cœur de son propos et donner corps à des vrais personnages au lieu de clichés. Mais parce que c’est loin d’être mal écrit et traite d’un vrai sujet noir, ce roman se lit; et puis s’oublie. Dommage...
PS. Le titre en français fait référence à la Padanie, terme employé pour désigner le nord de l’Italie (à partir de là-où la "botte" s’évase), mis au goût du jour par la Ligue du Nord.