La mala espera (id – 2009), de Marcelo Lujan, traduit de l’espagnol (argentin) par Danielle Schramm, éditions Moisson Rouge 2010.
Nene est un argentin d’une quarantaine d’années exilé à Madrid dans l’espoir d’y gagner de l’argent. Il partage un appartement avec Nicolas, un jeune étudiant propret issu d’un milieu friqué et survit en accomplissant quelques basses besognes pour Fangio, son chef au sein de l’agence, une organisation aux activités illégales. A la demande de Fangio, Nene rencontre Le Loup qui le charge d’un boulot: surveiller deux de ses employées albanaises gérant un bar à putes qui détournent du fric. Le Loup demande à Nene de se rendre le soir même au Menchevique, une boite où on lui précisera ce qu’il aura à faire. De retour chez lui, Nene tente, toujours en vain, de joindre Angie, bras droit de Fangio, avec qui il a subtilisé quatre kilos de cocaïne d’une livraison qu’il devait faire pour Fangio et qui doit lui remettre les cent cinquante mille euros lui revenant. Grâce à cet argent, Nene envisage de rentrer en Argentine. Consultant Messenger, Nene reçoit une énigmatique mise en garde d’un inconnu qui dit être son ange gardien. Le soir venu, il se rend comme convenu au Menchevique. La mise en garde prend alors tout son sens car Nene y tombe dans un traquenard: le détournement des quatre kilos de coke a provoqué des remous qui lui reviennent violemment en pleine figure.
Ecrit dans un style que l’on pourrait apparenter à du "langage pensé", ce roman est entièrement vécu à la première personne, à travers le regard (et surtout les pensées) de Nene, émigré dans l’illégalité, loser pas très malin, marginal et solitaire. Mais tout comme lui, qui passe beaucoup de temps à attendre (il le dit lui-même, la patience est la base de son job) -et donc à observer et à réfléchir-, le lecteur doit se montrer patient pour parvenir à pénétrer pleinement dans ce livre.
Car les longs paragraphes relatant l’écoulement des pensées de Nene, qui constituent l’essentiel de ce roman, peuvent, dans un premier temps, dérouter, voire rebuter le lecteur. Il aurait bien tort ! Petit à petit en effet, on se laisse emporter par ce flux de descriptions détaillées, d’associations d’idées, de digressions, de songes et de souvenirs qui traverse l’esprit de Nene et qui finit par nous attacher au personnage. On entre doucement dans la peau de Nene et tout comme lui, nous voilà embringués dans une histoire qui va bien vite nous dépasser. Nous avançons dans les ténèbres à la seule lueur de ce que Nene nous livre petit à petit de son passé et de ce que lui-même parvient à découvrir, à comprendre.
Les ténèbres, ce sont celles du Madrid sordide, brutal et impitoyable de la pègre; un Madrid de vols, de menaces, de chantages et de trafics; un Madrid où certains êtres humains ne sont que marchandises, exploités sans une once d’humanité (voir le terrible passage sur les jeunes putes roumaines); un Madrid noir dans lequel son statut de clandestin oblige Nene à la vigilance, à être attentif aux détails d’un environnement pouvant vite devenir dangereux et où, pour survivre, il obéit et se tait, conscient de la précarité de sa condition. Mais un Madrid sur lequel Nene, loin d’être une victime angélique, ne s’apitoie pas, ni sur lui, ni sur les autres; il s’est adapté, sachant lui aussi se dissimuler, mentir ou se montrer brutal s’il le faut.
Nene (comme l’auteur lui-même) est un exilé, situation de faiblesse et d’isolement qui rend plus vivaces les souvenirs du pays d’origine, de l’enfance, des bons moments avec les amis lointains. Nene nous fera aussi partagé tout cela avec une sensation proche parfois de la mélancolie.
Mais Marcelo Lujan n’en oublie pas pour autant la trame "polar" -même si elle n’est qu’un prétexte– de son récit. Tout au long du roman, par un détail, une réflexion ou à l’évocation des gens qu’il fréquente ou a fréquentés, Nene nous a donné des petits bouts d’information, autant d’éléments qui vont, in fine, s’imbriquer pour nous révéler le tableau final. Et lorsque la vérité sera dévoilée à Nene, l’histoire s’avérera d’une ampleur bien plus vaste, le surpassant largement et éclairant d’une nouvelle perspective le pauvre rôle qu’il y aura tenu; celui que nous avons été pendant plus de deux cent cinquante pages n’aura été qu’un pauvre pion un peu minable du bas de l’échelle, un ignorant un peu naïf manipulé par ceux qui auront tracé un bout de chemin d’une vie dont il se croyait le maître.
Au sortir de ce livre âpre, désenchanté -et presque paranoïaque-, on ressort avec le sentiment désabusé que, même si le jour se lève enfin, comme Nene, des choses de notre propre vie peuvent nous échapper et demeurer dans les ténèbres.