Le repas des fauves (1964), un film de Christian-Jaque, avec Francis Blanche, Claude Rich, Claude Nicot, Dominique Paturel, France Anglade, Antonella Lualdi, Adolfo Marsillach et Boy Gobert.
1942, dans une petite ville de province. Victor, un jeune libraire, a invité quelques amis à dîner pour fêter les vingt-deux ans de sa femme Sophie: "le toubib", médecin de famille entre deux âges, Françoise, une jeune femme dont le mari est retenu prisonnier en Allemagne, Jean-Louis, revenu aveugle du front, et Claude, un jeune professeur de philosophie, chacun apportant en cadeau un petit quelque chose obtenu au marché noir. Ils s’apprêtent à passer à table quand des coups violents sont frappés à la porte, accompagnés de vociférations en allemand. Inquiet, Victor ouvre et se trouve face à Francis, l’oncle "farceur" de Sophie, qu’il n’avait pas convié à la soirée. Cet homme plutôt à l’aise grâce aux affaires qu’il fait avec l’occupant s’est invité de lui-même mais est venu les bras chargés de nombreuses denrées devenues rares provenant elles aussi du marché noir qui ne peuvent que réjouir les autres convives. Alors que le repas reprend, deux coups de feu retentissent soudain dans la rue. Et bientôt, un escadron de SS investit l’immeuble. Le capitaine Kaubach fait son entrée et informe les convives que deux officiers de la wehrmacht viennent d’être assassinés au pied de l’immeuble. En attendant l’éventuelle arrestation des coupables, l’officier veut vingt otages, deux par appartement. Il leur laisse le soin de les désigner parmi eux. S’ils s’y refusent, ils seront alors tous les sept pris comme otages. Durant l’heure qui suit, le repas de fête se transforme en lutte pour survivre.
Voilà un film bancal; possédant de gros atouts mais ne tenant pas toutes ses promesses.
La situation initiale est, d’un point de vue dramatique, très forte: deux, parmi sept amis, doivent être sacrifiés pour sauver les cinq autres; une situation à même d’amener le spectateur à s’interroger sur lui-même et ses éventuelles propres réactions en une telle circonstance. En termes de dramaturgie, tandis que s’écoule le délai accordé par Kaubach, on pourrait donc s’attendre à une montée en tension engendrant des antagonismes, des révélations sordides des uns sur les autres, des règlements de comptes un peu abjects (quelque chose à la Festen de Thomas Vinterberg – 1998)... qui n’ont pas lieu; les quelques aveux de mauvaise conduite que se lancent à la figure Françoise, Sophie et Jean-Louis vers la fin de film tombant plutôt à plat. On a le sentiment qu’il y avait-là pourtant matière à montrer comment peut se craqueler le vernis de civilisation pour que se révèle le barbare mis en sommeil en chacun -ce qui aurait rendu l’issue du film plus désabusée encore sur la nature humaine que ce qu’elle est-. Non, tout son long, il se borne à osciller entre montées dramatiques à chaque nouvelle idée d’un convive pour tenter de se tirer de ce guêpier et redescentes suite à l’échec de cette idée. Dommage.
Cinématographiquement parlant, c’est du théâtre filmé, avec unité de lieu et de temps. Le film est un quasi huis clos se déroulant presque entièrement dans la salle à manger de Victor où tous sont confinés. Ici encore, si la réalisation (malgré quelques coups de zoom malvenus, quelques effets faciles de dramatisation et quelques plans brefs assez maladroits) et la direction d’acteurs de Christian-Jaque –et le scénario- sont suffisamment inventives pour maintenir l’attention du spectateur dans ce dispositif pourtant très restrictif en termes de possibilités de mise en scène, le cinéaste ne parvient malheureusement pas cependant à nous transmettre une impression de claustrophobie, d’étouffement qui aurait pourtant exacerbé la tension dans ce contexte particulièrement anxiogène. Dommage, une fois encore.
Théâtre filmé, et partant importance prépondérante des acteurs. Et là, tous jouent pas dans la même catégorie: Dominique Paturel/Jean-Louis, en ex-soldat revenu handicapé du front, n’a ni l’amertume, ni la rancœur convaincantes, semblant même parfois absent du film; l’interprétation de Claude Nicot fait de Victor un être trop falot, de peu d’épaisseur (à tel point qu’on en vient à s’interroger sur la séquence préliminaire du film, à savoir si elle n’a pas été tournée a posteriori pour essayer de donner un peu de volume à son personnage avec une scène qui, paradoxalement, a pour effet contradictoire d’en ôter du mystère), guère convaincant non plus dans les moments les plus tendus; France Anglade/Sophie campe une jeunette un peu nunuche –à dessein?- qui paraît bien trop n’avoir pas conscience du risque mortifère qu’elle court; idem pour Antonella Lualdi/Françoise, pourtant femme "de tête", dont on se demande parfois si elle est vraiment concernée par ce drame; et Adolfo Marsillach/le toubib, dès l’apparition du tonton Francis, ne semble plus qu’un ersatz du personnage interprété par Francis Blanche. Ce dernier en revanche domine –malgré sa petite taille- largement la distribution. Cet acteur sous-estimé incarne ici impeccablement un personnage veule, lâche, manipulateur qui ne recule devant aucune indignité, ne répugne à aucune vilénie. Il est sans conteste le protagoniste central/le moteur du film et finalement le seul à se montrer à la hauteur –dans la bassesse!- des circonstances. Face à lui, Claude Rich tire quand même son épingle du jeu dans un rôle d’intellectuel un peu hautain, un peu cynique, qui semble ne pouvoir s'empêcher d’envisager leur situation sous l’angle d’un problème philosophique à résoudre:
"Francis: Ah, on est dans une drôle de situation, hein.
Victor: Dans une situation dramatique, oui.
Claude: Disons délicate. Intéressante, mais délicate. Nous sommes concernés..."
Il suffit de voir ses yeux brillants et son visage exultant de vanité réjouie lorsqu’il sort vainqueur d’une confrontation purement intellectuelle avec Kaubach à propos de l’auteur d’une citation latine... Quant à ce dernier, ce rôle tenu par Boy Gobert est à la limite de la caricature de l’officier SS ("un barbare cultivé") que l’acteur parvient toutefois à rendre assez crédible grâce à une relative retenue dans son jeu.
Enfin, impossible de terminer sans mettre en avant les dialogues d’Henri Jeanson. Même s’ils ont parfois un peu trop le goût de traits d’esprit, de bons mots -ce qui suscite par moments comme une impression de détachement, de distance peu approprié entre les personnages et le tragique de leur situation-, on prend plaisir à ces enchaînements de réparties spirituelles et on ne peut que les apprécier pour leurs qualités intrinsèques.
"Le Docteur: Je ne vois pas au nom de quel principe nous nous interdirions de faire appel à des allemands de rencontre.
Françoise: De rencontre? Charmant euphémisme.
Le Docteur: Qu'est-ce que c'est que ce parti pris? Faudra bien qu'un jour on se réconcilie avec eux.
Claude: Alors, autant en profiter pendant qu'on les a sous la main. C'est vrai, ça, s'ils retournaient chez eux, après, pour les faire revenir... "
Ou encore :
"Françoise: Qu'est-ce qu'il a dit? Eh bien, qu'est-ce qu'il a
dit?
Francis: Il a dit... il a dit "Pan pan."
Claude: Ça, c'est bien un raisonnement de militaire."
Finalement, on pourra donc regretter que ce film n’ait pas la réjouissante méchanceté qu’on trouvait par exemple dans ce classique se déroulant à la même époque qu’est La traversée de Paris (Claude Autant-Lara – 1956) et qu’il ne dise en définitive rien de vraiment original sur les comportements des Français sous l’Occupation (relisez plutôt Uranus de Marcel Aymé), tant il offrait pourtant l’occasion d’une galerie de portraits plus ambigus, plus retors. Mais malgré cela, ce Repas des fauves possède assez d’indéniables qualités pour en faire un film qu’on regarde sans s’ennuyer une seconde; un film qui ne mérite ni d’être porté aux nues de la cinéphilie noire, mais pas plus de sombrer dans l’oubli.