Monsieur le Commandant (2011) de Romain Slocombe. NiL éditions, 2011.
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septembre 1942, Andigny, petite sous-préfecture de l’Eure. Paul-Jean Husson, écrivain renommé, membre de l’Académie Française, adresse au Sturmbannführer de la place une lettre dans laquelle,
après avoir longuement cherché à expliquer et justifier l’origine de son geste, il finit par livrer aux autorités d’occupation sa propre belle-fille, Ilse, qui est juive et dont il prétend
pourtant être follement amoureux.
Un ouvrage troublant; d’abord en se présentant, par une note d’éditeur préalable, dans un cadre non fictionnel: la lettre qui
constitue l’essentiel de ce livre aurait été retrouvée accidentellement en 2006 par un réalisateur lors de la préparation d’un documentaire. Et tout du long de son livre parfaitement documenté,
Romain Slocombe, entremêlant malignement faits et individus réels avec des éléments et personnages nés de son imagination, maintient cet état d’incertitude, poussant plus d’une
fois le lecteur à interrompre le fil de sa lecture pour se livrer à de -vaines- recherches afin de tenter de découvrir qui pourrait se cacher derrière tel ou tel protagoniste (et, effet
collatéral, acquérant ainsi, au hasard de sa quête, quelques connaissances sur la période historique concernée -ce qui n’est déjà pas rien-). État d’incertitude qu’une fois la lettre terminée,
les perturbantes annexes (télégramme, note, interview...) qui achèvent cette œuvre viendront recouvrir d’une ultime couche de doutes.
Mais le principal trouble ressenti provient du "héros" rédacteur de cette lettre de dénonciation, Paul-Jean Husson: c’est un écrivain
alors au faîte de sa gloire, reconnu et célébré, partageant sa vie entre mondanités parisiennes et sa villa familiale normande d’Andigny (bourgade provinciale sur laquelle il semble régner -de
façon non explicite- comme investi des derniers relents d’un pouvoir féodal); c’est un homme au seuil de la vieillesse; c’est un catholique extrêmement de droite, conservateur et "banalement"
(pour l’époque) antisémite.
Débutant sa lettre par une espèce de genèse de son histoire familiale et des évènements historiques relativement récents, son regard
sur ce dernier aspect livre sans équivoque son tropisme politique: "1936 apporta à mon vieux pays gallo-romain l’humiliation d’être gouverné par un Juif. (...) Accourus du fond des ghettos
d’Orient à l’annonce de la victoire raciale, les nez courbes et les cheveux crépus se mirent à abonder singulièrement. (...) La France était devenue le dépotoir du monde." Positionnement
clair prédisposant à un accueil favorable à l’idéologie nationale-socialiste. Et le lecteur du XXIe siècle a donc tôt fait de voir en Husson un haïssable personnage.
Parallèlement, son histoire familiale tourne autour de l’arrivée en son sein de Ilse Wolffsohn, une jeune actrice allemande fiancée,
puis épouse de son fils Olivier. Du couple naît rapidement une petite Hermione. Cependant, dès leur première rencontre, Husson a ressenti un certain émoi à l’égard de la jeune fille, alors qu’il
se montrera par la suite pour le moins distant envers sa petite-fille (petit être qui fait de Husson un grand-père, statut qui, sans que cela soit exprimé, est un coup porté à l’image de soi d’un
individu qui semble se vouloir plutôt un homme à femmes).
Puis, tandis que l’Histoire bouillonne de l’autre côté du Rhin, l’histoire de la famille Husson vire au drame: d’abord par la noyade,
au cours d’une promenade en barque en compagnie de Ilse et Hermione, de Jeanne, sa fille chérie. Ensuite par le décès, suite à une tumeur au cerveau, de sa femme Marguerite. Enfin, choc extrême,
par la découverte de l’ascendance juive de sa belle-fille. Et par un raisonnement tortueux empreint de miasmes de catholicisme et d’antisémitisme, Husson fait de son fils Olivier, qui a "(...)
introduit un être impur au sein d’une honnête famille chrétienne (...)" et de la petite Hermione "les vrais coupables" de la perte de sa fille puis, imaginant un lien de cause à
effet psychosomatique, de celle de sa femme -exonérant ainsi étrangement Ilse-.
L’Histoire se précipitant, l’ambivalence du personnage de Husson va alors croître, tandis que les circonstances vont favoriser son
rapprochement avec Ilse: l’entrée en guerre contre l’Allemagne entraîne la mobilisation d’Olivier et donc la disparition, au moins pour un temps, du dernier membre de la famille s’interposant
entre lui et Ilse (et "libère", d’une certaine façon, Husson, qui retrouve ainsi une certaine jeunesse et donne dès lors libre cours à ses pensées érotiques vis-à-vis de la jeune fille); puis la
débâcle due à l’avancée rapide des troupes allemandes en territoire français les pousse à fuir ensemble sur les routes ce qui, bien que rien ne soit consommé, provoque des rapprochements
physiques. Finalement, l’occupation et l’avènement de Pétain (qui comble les vœux de l’ancien combattant de la guerre de 1914 qu’est Husson), tout en lui permettant de reprendre le cours normale
de sa vie, lui offre de surcroît une proximité avec le nouveau pouvoir en place cependant que le ralliement de son fils à De Gaulle et sa fuite vers Londres (fils qu’il renie alors) écarte
définitivement tout obstacle entre lui et Ilse.
Cette proximité avec le pouvoir pétainiste, Husson va en tirer parti: approuvant sans réserve les mesures anti-juives de plus en plus
terribles que prend le gouvernement (s’en faisant même le propagandiste dans la presse locale) mais s’inquiétant en même temps du sort de Ilse, il use de sa notoriété et de ses relations pour en
protéger sa belle-fille, la détenant ainsi -sans que cela soit ouvertement spécifié- en son pouvoir. Et il saura profiter de la détresse et de la solitude de la jeune fille.
Malgré cela, et là réside une des forces du livre de Slocombe, l’auteur va parvenir à nous faire croire en
l’authenticité de l’amour de Husson pour Ilse et réussir par-là même à rapprocher le lecteur de ce pourtant méprisable personnage: "Mon attention était monopolisée par Ilse Husson –par Ilse
Wolffsohn, par Ilse la Juive, par l’adorable Juive blonde à la voix charmeuse, au rire cristallin, aux lèvres fraîches, au corps élancé; par la bouleversante jeune mère aux yeux bleus languides,
dont l’évocation seule faisait bondir et battre mon cœur, au rythme d’une folle cavalcade. Il n’était plus en mon pouvoir d’arrêter ce processus. Mon attention paralysée ne me laissait plus
aucune liberté de mouvement. Me sauver, élargir le champ de ma conscience à autre chose qu’à Ilse, se révélait au-dessus de mes forces. Le pouvoir magique de la Juive, que j’aimais désormais
comme un fou, comme un vieux fou, dans un état bientôt paroxystique, était invulnérable à une quelconque remise en perspective."
Mais cette finalement plutôt confortable situation de Husson -qui, d’une certaine façon, se pose déjà en victime du "pouvoir
magique de la Juive"- ne durera pas, ébranlée par une succession d’évènements (reposant, d’un point de vue scénaristique, sur des coïncidences peut-être un rien forcées) qui, pour certains,
vont engendrer de la culpabilité ("Je m’étais damné moi-même.") puis en faire objectivement une victime (le rachetant de sa "faute"?) et le coincer dans un insoluble dilemme tandis que
d’autres vont sembler révéler la part d’humanité en lui.
La lettre adressée au Sturmbannführer H.Schöllenhammer sera la solution de Husson pour se sortir de ce guêpier. Et sur ce
point, Slocombe se montre particulièrement habile à nous faire partager les détours moraux de Husson pour se dédouaner à ses propres yeux d’un acte qui ménage tout à la fois son
catholicisme, son sens –perverti- de l’honneur et son aisance financière; et constitue pourtant une solution finale indéfendable.
In fine, à la lecture des éléments annexes de ce livre, le lecteur pourra être gagné par la tentation d’une dernière
perturbante réévaluation de Husson: toute sa narration rétrospective avant d’en arriver au but même de cette lettre, tout ce sentimentalisme, ces atermoiements n’étaient-ils en fait que le
romantique emballage de ses pulsions plus triviales et bien moins avouables à lui-même? Ou même simplement pure hypocrisie que le savoir-faire d’Husson l’écrivain a enveloppée/masquée sous les
embellissements de la littérature? Husson -Slocombe?- ne nous a-t-il finalement pas embobiné?
Ce livre écrit en toute logique dans un style classique (si tant est que cela signifie quelque chose) parvient à ce que le lecteur
s’identifie, partage les émotions et suive les dédales sinueux de l’esprit d’un haïssable héros; un haïssable héros qui, pourtant, n’est pas entièrement différent de chacun de nous. Un ouvrage
troublant. Une réussite.
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